EN l'ABSENCE

Baleine dans le ciel
Grès,engobes, fils nylon

Après la pluie vient le beau temps.
Le ciel est lavé,
Les nuages dissous ruissellent dans les fleuves de ciment,
Le vide a tout retourné,
Dans les caniveaux, les grumeaux de crasses acides,
Les sueurs de la ville.
Les graines fendent, la nature blottie soudain s'étend,
Les serpents de vie grimpent les statues d'argile,
La sève a coulé, c’est comme un sang, mais qui fige et ronge,
L'étouffante étreinte du liseron.
Un vol d'oiseaux augure le futur, dans le passé lévitent les étoiles,
à présent,
mille fleurs ont éclos,
déchirées, mais elles éclosent quand même,
Le temps coud, elles feront mieux la prochaine fois,
Et puis, les jours pousseront, toujours plus vert et charnus.
Étreinte du liseron
Grès émaillé

On parlait du grès, de l'argile et de ses multiples formes. Tu ne me croyais pas quand je te disais que la roche est du grès, et l'argile est du grès, et la poussière sur le sol de l'atelier est du grès.
Je te disais : « Tu sais, comme les Inuits ont tant de mots pour qualifier la neige ».
Et tu me répondais « quel blabla »...
J'en restais là.
Je remarquais que, tes cheveux attachés, ton cou était très grand, qu'il plongeait derrière tes oreilles où, dans une délicate ascension, ta mâchoire l'y rejoignait.
Ils s'épousaient à l’abri des buissons de ta coiffure.
C'était un moment de vie.
Enfin, je ne pourrai pas dire que j'étais en vie car je ne connais rien d'autre que la vie.
La vie à moitié fondue, la vie douce, la vie tassée, là où tu as dormi.
Rien qu'un lit défait
Porcelaine

Eléphantôme,
Douleur fantôme
Grès émaillé

Baleine à bosses On regardait le ciel et comme la lumière était violette, comme elle était orange ensuite, et puis comme il faisait nuit et donc tout était finalement noir, on s'est dit que le ciel méritait quelque chose de grand et que ce n'était pas seulement pour nous qui marchions un peu saouls et enthousiastes de notre découverte mutuelle. Le ciel était trop, même si, tout compte fait, nous étions une célébration à ce moment précis de ce dont est capable le monde ; la vie était belle et nous le pensions sincèrement, chose rare, nous pouvions le dire au moment même où nous le vivions, ce qui révèle l'évidence, nous n'avions pas besoin de laisser passer le temps et de nous dire que, comparativement avec le reste, nous étions heureux. Il fallait quelque chose de grand, le ciel était trop grand pour nous et nous devions le partager. Tu as dit : « Ce serait beau des baleines dans le ciel » **** Ce matin, à travers le rideau, le soleil bas me fait plisser les yeux, mes cils cueillent des petits halos de lumière, je pense aux pattes des abeilles chargées de pollen que j'observais, enfants, passer d'un trèfle à l'autre. Je suis endormi encore, mon café est chaud, et je me laisse décongeler lentement de mon sommeil, bientôt je pourrais vivre énergiquement, mais pour le moment j'apprécie de pouvoir me déployer progressivement. Je me dis ça en observant les tulipes sur le rebord de la fenêtre. J'avais planté des bulbes, à mesure du temps les plantes se sont élancées depuis la terre transpercée. Un jour, en rentrant de voyage, les fleurs avaient éclos, et les grands pétales ont cachés les façades grises des immeubles d'en face. Je me réveillais, et à mesure de mon envol, tu réapparaissais, toi et le manque de toi. Je me suis dit que tu étais dans le ciel. Je me suis préparé, et puis j'avais une certaine agitation dans le ventre, sous le cœur, agitation que je connais bien, c'est un élan d'enthousiasme, je sais le prix de l'enthousiasme depuis que je me suis recroquevillé sur moi-même et que je n'ai plus su quoi faire de mon existence, et je me débattais, un cormoran dans une nappes de pétrole, il se pouvait que je ne puisse plus rien pour me nourrir, il se pouvait que je meure, pas de faim, mais de ne plus manger. L'enthousiasme m'apparaît tel une main tendue. Je vais faire des baleines dans le ciel. Une chance, mon travail c'est celui de la terre. Je suis sculpteur. Je vis d’ailleurs près de mon atelier, et pour y aller, je jure que c'est vrai, il faut que j'emprunte la rue de l'avenir. Dans cette même rue se trouve une impasse, et un panneau qui l'indique, « impasse de l'avenir ». Je me suis pris en selfie devant, un jour, pour rigoler. Ensuite il faut monter un chemin étriqué entre deux rangées de murs ou pousse du jasmin, souvent j'en cueille, et le reste du trajet je le porte à mes narines. Ça sent la profusion. Je le glisse, pour finir, dans ma poche, en arrivant à l'atelier. Il s'y recroqueville sur lui-même, il ne peut plus se nourrir de lumière, il s'assèche et je le retrouve parfois, plus tard, en glissant ma main dans ma veste pour y chercher mes clés. Je repense à l'impasse de l'avenir. J'ai pris un bloc d'argile, noir, avec de la chamotte un peu fine. Je l'ai pétri. Je sentais claquer les petites bulles d'air dans la paume de mes mains, il s'agissait de n'en faire qu'un bloc homogène, un bloc de chair. **** Je me souviens de toi, dans la paume de mes mains, je t'agrippais et je sentais les éclatements de tes frissons qui te parcouraient jusqu'à moi. Je me souviens, tu m'enveloppais de tout ton sang, j'étais pétri de toi, il s'agissait d'aspirations bien sûr, je montais le podium et je plongeais, ta peau remontait le long de mon corps, tous les bruits de concert, acouphène acidulé, tellement que ça faisait silence, le bruit ça ne comptait pas, j'avais mieux à faire car mon cerveau tout entier débordait, il coulait dans mon bûcher et se gazéifiait, mon cerveau était plus grand que mon crâne, à proximité de lui, il faisait essaim, et tes yeux me picoraient, -qu'est-ce qu'il y avait dans tes yeux !-, tu me haïssais d'amour, fondu, le cuivre, rigidifié, tu me martelais sous les battements de ton corps, tu me forgeais, à la mesure de tes doigts qui étaient grands comme le ciel, et l'espace était plus petit que ce qui nous séparait, le parcours seul suffisait, le monde était parcouru par toi, les caresses sirocco, elles précèdent, une ondée me traversait, ma peau d’éléphant s'hydratait, mes poils se redressaient, je n'avais pas assez pour une infime part de toi, je palpais du perpétuel, dans la lueur des phares éteints, les phares éteints de tes yeux de pétrole, l'obscurité était une étincelle, souffre, je voulais chanceler dans ton blast, tremblement de l'air de tes poumons, tes plis étaient ma toile, tes hanches ma civière, tu n'étais pour rien, inutilité de l'au-delà de toi, je me disais, quand je serai demain je serai toujours, jamais, dans les multivers du souvenir de ce moment. **** Sur l'établi, je commence à creuser dans le corps de grès, la suite je la connais par cœur. Mes ongles griffent la terre. Ensevelie vivante, de déchirements en déchirements, la forme transperce. Je sculpte comme je te décris, à grands traits d'abord, et je ne laisse qu'une impression aux contours diffus qui se mêlent au vide. La baleine fondait, une glace sur du papier buvard. L'argile sentait la vase encore fraîche de ses décompositions, c'était beau et intimidant de savoir son chemin parcouru jusqu'à moi, la pluie qui érode des millions d'années durant les rochers affleurant sur le sol, celui des dinosaures, des tigres à dents de sabres, des néandertaliens. Je me rappelle d'une photographie dans un livre, un pied d'adolescent dans la glaise fossilisée, au fond d'une grotte. Il était noté que, vue la profondeur de l'empreinte, ce jeune homme marchait lentement, précautionneusement, sans doute effrayé par l'obscurité qui y régnait et que la faible lueur de la torche qu'il ranimait fébrilement -de nombreuses mouchades sur les murs en témoignaient- ne parvenait guère à éclairer. J'étais fébrile moi aussi, et j'appréhendais cette sculpture humblement, mes gestes étaient en somme une particule de plus qui se mêle à la terre dans son érosion millénaire. Je me sentais rouler dans la pente, parmi les débris charriés du temps qui passe. L'argile était nue, venait le temps du détail. Toi, et les détails qui nous liaient. Tes baisers sur ma joue, le matin quand tu partais, avant ça, la couette rabattue jusqu'au-dessus de ton nez et tes yeux qui riaient, tes vêtements éparpillés. La vie est une question de détails, à la fin ce sont eux qui nous reviennent, en les reliant on obtient une certaine idée de la chose. J'entame les nageoires, grandes comme des ailes, et puis courbées, ondoyantes, je les veux comme les mains des danseuses orientales. Sa gueule ensuite, entrouverte et murmurante, ses évents seront pour filtrer le ciel. Tes lèvres à toi étaient deux traversins, lorsque j'y posais les miennes, j'avais le sentiment que l'ombre rejoignait son corps. **** Nos baisers, je me rappelle d'un, sur la place. Je t'attendais, assis sur un parapet, puis tu es venue : ma poitrine m'a poussé, j'ai pris appui sur mes bras, J'ai sauté de la rambarde, j'ai atterri à ta hauteur, nos regards ont roulé un temps puis se sont stabilisés l'un dans l'autre. Tu as levé le menton en arc de cercle, ça a frôlé mon nez, j'ai souri, tes yeux ont fait pareil. Ma main s'est arrimée aux pores de ta chair, mon pouce dans le creux de ton bassin a fait un petit cercle, je t'ai attiré vers moi et nos corps ont conflué. Ensuite, c'est devenu complexe. Nos visages, la joue, je ne bougeais pas tellement, je laissais faire, ma joue contre la tienne, tu es descendue d'un quart de cercle, et puis ça n'en a plus fini avec les ronds, sur le cou, le nez qui frôlait encore, et les cils qui se caressaient, les cheveux, ça sentait la lumière, le nez dans les cheveux tout à coup, la peau douce comme un galet, ça m'attirait alors même que j'y étais déjà, je voulais plus, m'enfoncer dans ton corps, et toi aussi, à travers mon tee-shirt tes doigts rentraient dans ma peau, juste fort, pas plus, tes bras qui passaient dans mon dos, et ils descendaient, ma main, elle, traçait des sillons, des ramifications d'étreintes comme l'embouchure d'un fleuve, et ça se déversait dans nos corps, cette peau était une prison, sous leurs surfaces, plonger, il s'agissait de mue, nos deux corps étaient trop petit pour nous, muer de l'esprit et notre enveloppe était une enveloppe commune, on s'enserrait, c'était complexe, c'était une étreinte, la bouche, ma bouche sur ta paupière close, l’œil tout rond qui la gonflait, c'était doux comme nulle part, dans le creux de l’œil et du nez, mes lèvres juste calées là comme il faut, et ma main ouverte, sur ta joue, ta joue c'était doux comme nulle part, ma paume épousait la joue, et puis elle remontait sur l'oreille et peignait tes cheveux, le cuir chevelu, j'y faisais des traces en appuyant avec mes doigts, l'arrière de ton crâne, j'entrouvrais un peu la paume, ça épousait, ton souffle à toi, je le sentais qui jaillissait de ta bouche, chaud comme la mer et qui dégoulinait sur mon torse, tes doigts plus fort encore dans la peau de mon dos, qui le déchirait, un emballage, c'était une mue de l'esprit. Soudain, on ne bougeait plus, nous avions trouvé un point d'abandon, nous y avons pris un temps, long, nos poitrines se rendaient compte l'une de l'autre, la houle, elles se soulevaient et redescendaient en formant de grands creux, des creux de vagues, ce sont des instants de vide, les creux n'étanchent pas le vide, le bout de mon nez toujours dans le pli de ton œil, et puis ça reprenait, le vent reprenait, lentement, ma bouche descendait, funambule sur l'arête du nez, l'arête du nez douce et la respiration précipitée à l'intérieur, et tu levais un peu la tête d'un quart de cercle, alors nos bouches étaient en face, exactement, quelque part dans l'univers, sur le même méridien, même longitude, même latitude, exactement là, l'une face à l'autre, et c'était incroyable, on s'aspirait un moment, puis on s'embrassait, les lèvres c'était doux, humides et moelleux et les petits coups de langues, la salive... L'ombre rejoignait ton corps. **** Je n'ai aucun souvenir de baleine, je n'en ai jamais vu, sauf les quelques documentaires animalier et les images dans les livres. Je ne sculpte donc pas de mémoire. Disons, au grès des ressentis. Et même parfois c'est le ciel qui me montre, un nuage passe et soudain le noir révèle des creux trop profonds qu'il me faut combler. C'était comme ça aussi, l'éblouissement d'être avec toi, pas tant que tu étais belle, tu l'étais, c'était la pulsion irradiante de vie qui t'accompagnait. Je me devais d'exister pour que tu puisses me voir, je vivais exagérément et je respirais fort l'air que tu expirais. Tout était très grand, tout était très petit. Des creux et des crêtes. Ce sera une baleine à bosse. Celles qui sortent la tête de l'eau, sautent et rejoignent le silence à la surface. Je suis proche du but, il ne manque plus que les yeux. Je m'interroge un instant, les yeux des baleines jamais ne se ferment. Les miens non plus, et c'est tant mieux, tu es dans mon sommeil, tu es dans mon éveil. Je t'ai donné l'accès à mon intégralité. À l'atelier le jour est mûr, il décline, gorgé de sucre, ses guimauves rosées traversent les baies vitrées. Je ne cueille plus chaque coucher de soleil, ça m'a passé. Et puis c'est la nuit, et puis il est trop tard. Je recompte les moments que je n'ai su savourer qu'avec toi, je n'y parviens pas. Nous nous sommes cueillis, nous étions gorgés de sucre. Sur la grande table en chêne, elle est là, la baleine. Je crois qu'elle est prête. Je lui fais trois trous, discrets, sur les nageoires et la queue, pour l'accrocher plus tard. J'ai le temps maintenant. La terre doit sécher. Je ferme l'atelier. Puis le chemin du retour, juste avant de redescendre, en haut de la côte, j'observe l'étendue agitée de la ville, ses bouillonnements de pierres. Ce sont des petits halètements. Le poids du ciel. Le ciel est trop grand. Je rentre et, plus tard, j'accrocherai ma baleine dans ce ciel. Je l'y vois déjà, elle y prendra la place du vide que tu as laissé. Ce n'est pas rien, pratiquement rien mais pas rien, ça part de là, une petite graine, je me sens transperçant la terre, comme un peu moins endeuillé, bientôt même je pourrai redéployer mes yeux. Dans le ciel je serai plancton. Je serai plancton et les baleines ouvriront grand leur gueules pour m'avaler. Ce serait beau une baleine dans le ciel et moi qui voyagerai dans son ventre. Je voguerai, particule dans le roulis de l'aube. Par leurs évents la lumière entrera en cylindre. Je la scinderai de ma main et la poussière dansera dans le sirop. C'est sûr, ce sera beau, juste un peu plus tard. J'ai le temps, puisque tu n'es plus là. J'ai le temps qu'il me faut bien combler. Un futur où je marcherai prudemment, ou je raviverai mes flammes. L'air sera frais, renouvelé, pas encore respiré. Je marcherai prudemment, comme tu es partie, comme tu me manques tant.